You are currently viewing Première méditation sur la Beauté

Première méditation sur la Beauté

En référence explicite aux Cinq Méditations sur la Beauté de François Cheng

Quatre jeunes enfants blonds jouent à cache-cache sous ma fenêtre, dans l’écrin vert de notre jardin. Des jeux d’enfants, des voix d’enfants, du rose, du blanc, des chants d’oiseaux, des courses folles, n’est-ce pas de la Beauté, de la joie ?

François Cheng cite comme source d’extase la montagne aux cimes enneigées, l’envol d’une colonie d’oies sauvages au-dessus d’un lac, un ciel étoilé sans nuage. Mais est-ce de la Beauté-en-soi ? La formidable explosion du Big-Bang, la projection dans le néant d’un immense nuage de poussières, la concentration de ces poussières en corps célestes en fusion, quelle Beauté-en-soi y a-t-il dans ces phénomènes ?

N’y a–t-il pas uniquement Beauté pour moi, Beauté pour l’admirateur ? Ce qui n’ôte rien à la beauté, mais qui la déplace, si on en reste à la forme, à ce que m’en disent mes sens. Quand la beauté formelle est-elle apparue ? J’imagine la première fois où l’un de nos lointains ancêtres a levé les yeux vers le ciel étoilé, s’est assis sur une pierre et est resté là, silencieux, avec un début d’interrogation, avant les premiers langages, peut-être avec un grognement qui ressemblait à un soupir. Progressivement, le monde est devenu beau quand le sentiment de la beauté a gagné l’âme humaine.

Puis le cerveau humain a poursuivi son extraordinaire évolution avec l’acquisition des cinq mémoires majeures1, de l’anticipation, de la capacité de relier le présent au passé et au futur. L’être humain a acquis la notion d’évolution tardivement. Comment la perception de la naissance, de la croissance, de la dégénérescence de toutes choses n’a-t-elle pas fait prendre conscience plus tôt de l’évolution comme loi naturelle ? N’est-ce pas là le grand mystère de la Nature, le passage de l’énergie primordiale à la matière, de la matière au vivant, du vivant à la pensée ? Toujours plus de vie, toujours plus de complexité, jusqu’à ce mystère insondable, ce miracle de la Nature se réfléchissant par tout mon être…

Là, je rejoins François Cheng et le Tao : ce qui est Beau, parce que miraculeux, c’est la tension de l’univers vers la vie et la pensée, c’est la Voie. Le cyprès qui est sous mes yeux est tendu vers la plénitude de sa réalisation, la réalisation du potentiel qui est inscrit en lui. Sa plénitude, c’est la fabrication de ses fleurs qui reproduisent et qui transmettent la vie.

Par l’esprit, je pénètre dans l’être de mon rosier, cet autre moi-même par notre tension commune d’Existence. De l’eau, de la chaleur, des éléments nutritifs et la sève pousse ses tiges, les « enfeuillit », les « embourgeonne » dans des phénomènes chimiques que le cerveau humain a réussi à décrypter. Jusqu’à cette explosion de fleurs qui m’appelle à la beauté plus qu’elle ne me renseigne sur elle. Les pétales palissent puis les fleurs se fanent et les tiges ploient et se dessèchent. La sève reflue jusqu’à se réfugier dans les racines où elle sommeillera. Et pendant tout le temps de la floraison, moi-rosier exhalera des molécules chimiques que mon odorat transformera en parfums.

Je suis ce rosier dans les différentes phases de ma vie, par l’enfance préparatoire à la maturité, période d’intenses bouillonnements, par la floraison de mon âge adulte et la dissémination de mes germes de vie, par l’éclat de mon âge mûr, par le lent épuisement de mes forces vives, par mon retrait progressif jusqu’au retour à la terre.

Et je participe pleinement, joyeusement à ce cycle mystérieux et merveilleux. À l’enfant le jeu brouillon, à l’adolescent le bouillonnement de la sève, à l’adulte sa pleine place sociale, au vieux le calme et la sagesse. À l’adulte la « force de l’âge », le pouvoir de sa place dans le monde des choses, au vieillard la puissance du rayonnement. Tel chêne centenaire au tronc sec et aux branches décharnées rayonne une énergie invisible à l’œil mais perceptible à nos cellules.

Soixante-cinq ans m’a paru le bon âge pour entamer cette nouvelle phase de ma vie : le rayonnement de mon Être par sa seule Présence. Plus rien à conquérir, à montrer, à prouver ; se contenter d’être, mais être pleinement ! Être comme ces odeurs que d’autres narines transformeront en parfum, être déjà des souvenirs qui enchantent les jeunes pousses et toute la matière ambiante, se fondre dans l’immensité de l’Univers pour participer à son existence pour l’éternité – Le message du film L’homme qui rapetissait est pour moi un délice, lorsque le héros n’est plus qu’un minuscule être accroché à un brin d’herbe, près de disparaître, après avoir traversé moult dangers lève les yeux vers le ciel étoilé et se sent, plein de bonheur, appartenir à l’univers – ; car, dans le mystère de l’écoulement du Temps et quelle que soit sa durée, ce qui aura été est pour l’éternité. À ce titre, l’essence de mon Être, que j’appelle mon âme, est éternelle.

Soixante-quinze ans, je suis encore un enfant sachant que je ne sais rien mais curieux de tout, suivant le cycle des saisons, attendant le printemps qui fleurit le jardin et apporte les fruits et les légumes, correspondant avec de vieux amis chers, participant à des réunions de chant, de lecture, en lien d’amour avec les membres de ma famille, mes enfants, mes petits-enfants, serein…

1 Mémoires de travail, sémantique et épisodique, procédurale et mémoire perceptive.

Cette publication a un commentaire

  1. marie-Isabelle PERROT

    Au pas de l’âme , je vous suis et vous remercie , Marie-Isabelle

Laisser un commentaire